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Bientôt un cadre juridique pour l'eSport en France, entre clarification et méfiances

Par Fabien DREY, Avocat


Fabien DREY, AvocatDans le cadre de la finalisation du prochain projet de loi pour une République numérique, qui devrait être examiné par le Sénat au mois d'avril, un premier rapport d'étape relatif à la " pratique compétitive des jeux vidéo " vient d'être remis à Axelle Lemaire, actuelle secrétaire d'État au Numérique.

Ce rapport, rédigé par Jérôme Durain, sénateur de Saône-et-Loire, et Rudy Salles, député des Alpes Maritimes, dresse un état des lieux de la pratique en France et propose des pistes de réflexion afin de développer l'eSport français.

I- Contexte de l'eSport en France

Il convient préalablement de noter que la scène eSport française n'a pas attendu un encadrement législatif afin de se développer, de nombreux joueurs français étant d'ores et déjà reconnus mondialement depuis plus de 25 ans (et plus récemment la Team *aAa*, Bertrand Grospellier, alias ElkY, pro-gamer de Starcraft depuis le début des années 2000, Kayane, joueuse professionnelle depuis plus de 10 ans, Bruce Grannec, champion du monde PES 5 en 2005 et champion du monde FIFA 15 en 2009).

Malgré l'absence de règle, l'eSport français a réussi à s'organiser, grâce notamment à la ligue ESL (Electronic Sport League) et de nombreuses manifestations ont été organisées sur le sol français (championnat du monde ECL, Gamers Assembly, etc.).

Le public français est d'ailleurs de plus en plus nombreux à prendre part à ces rassemblements, mais aussi à en être simplement spectateurs, via le développement de plates-formes dédiées, comme Twitch, ou la retransmission en direct des compétitions dans certains cinémas.

Cette réalité semble avoir été " découverte " par les rédacteurs du rapport, selon leurs propres mots.

Toutefois, la France est encore loin de la pratique de l'eSport telle qu'elle existe en Corée du Sud par exemple, ou les tournois sont parfois retransmis en prime time sur les chaînes de télévision.

Aujourd'hui, le cadre juridique et réglementaire de l'organisation des tournois de jeux vidéo n'est pas adapté aux exigences de la pratique de ce sport. En outre, le statut des joueurs professionnels n'est pas déterminé.

Afin de remédier à cette situation, le gouvernement a décidé d'adapter la loi aux exigences de cette pratique.

Il convient dans ce cadre de rester extrêmement vigilant par rapport aux annonces qui vont être faites prochainement, l'encadrement législatif de la pratique vidéoludique ayant été pour le moins contre productif depuis le début des années 1990.

En effet, toutes les actions menées par les gouvernements successifs afin de valoriser et développer cette filière se sont généralement avérés être désastreux.

En outre, les joueurs, les équipes professionnelles et les tournois internationaux n'ont pas attendu que le gouvernement n'agisse pour se développer.

Dans ce cadre, il sera impératif que la future loi ne se contente pas d'un " encadrement ", mais soit une réelle base permettant le développement.

Il sera par ailleurs intéressant de voir comment combiner les discours relatifs aux jeux dits " violents ", responsables d'une grande partie des maux de nos sociétés modernes aux dires de certains et qui ne permettent toujours pas d'obtenir d'aides fiscales pour leur développement, et le développement de la pratique eSport, reposant pour partie sur le développement de ce type de jeux (Counter-Strike a toujours été un jeu où l'on doit notamment incarner des " terroristes ", le prochain Doom ne devrait pas remplacer le sang par des tâches de peinture, Rainbow Six reproduit des prises d'otages, etc.).

Il sera indispensable que la nature des jeux qui seront joués et retransmis à l'occasion des tournois internationaux ne soit pas remis en cause et reste totalement libre.

A cet égard, il est intéressant de noter les motivations des rédacteurs du rapport :

  • " rassurer les familles des joueurs souvent jeunes ;
  • permettre un déroulement équitable des compétitions ;
  • éviter que les enjeux financiers n'entraînent dérives et fraudes ;
  • et, surtout, protéger les joueurs eux-mêmes. "

Par ailleurs, il est dit que : " le secteur du jeu vidéo compétitif apparaît en effet aujourd'hui trop peu structuré pour se constituer en une fédération agréée ". Dans ces conditions, les rédacteurs du rapport ne reconnaissent pas l'eSport comme un véritable sport.

II - Contexte juridique actuel

L'organisation physique des compétitions de jeux vidéo n'est pas aujourd'hui reconnue juridiquement et tombe en principe sous le coup de l'interdiction des loteries et des jeux d'argent.

A cet égard, des dérogations doivent être demandées afin d'organiser ce type d'événement, bien souvent dans des conditions qui sont loin de sécuriser les organisateurs, les joueurs ainsi que les sponsors.

En outre, les joueurs professionnels ne sont pas reconnus comme une catégorie de sportifs à part entière et reste qualifiés de prestataires de services ou de salariés dans les équipes structurées.

Dans ces conditions, le développement exponentiel de l'eSport ne repose actuellement pas sur des bases juridiques solides et il apparaît nécessaire de clarifier le régime applicable.

III - Que dit le rapport ?

Ce rapport d'étape de 44 pages préconise de nombreux aménagements de la loi actuelle.

Le rapport en question contient un grand nombre de préconisations, qu'il est difficile de détailler avec précision dans un seul article synthétique. Pour autant, il est d'ores et déjà possible d'identifier certaines difficultés.

1. La reconnaissance d'un réel statut juridique pour les compétitions physiques

Le régime légal actuellement applicable, au vu des dernières décisions jurisprudentielles, ne permet pas de définir clairement si le jeu vidéo compétitif est une activité autorisée ou interdite.

Il est dans ce cadre impératif de donner un cadre légal à la pratique vidéo-ludique afin de sécuriser les organisateurs, les joueurs ainsi que les sponsors.

A cet égard, les rédacteurs du rapport ont identifié trois axes de travail afin de définir et autoriser les compétitions de jeux vidéo :

  • les caractéristiques de la compétition elle-même, sans regard pour le jeu support ou son organisateur (sources et montant des revenus générés, compétition physique ou à distance, autorisation par une autorité administrative, selon des critères à définir) ;
  • les caractéristiques du jeu vidéo servant de support (part plus ou moins importante du hasard dans le résultat, présence de contenus pouvant être préjudiciables à des publics fragiles, agrément par une autorité administrative selon des critères à définir...) ;
  • les caractéristiques de l'organisateur de la compétition (moralité, statut juridique, garanties financières, agrément par une autorité administrative selon des critères à définir…).

De nombreuses difficultés peuvent voir le jour, notamment au vu de la prise en compte des caractéristiques du jeu vidéo servant de support.

Dans ce contexte, l'autorité chargée du contrôle ne manquera pas d'interdire la tenue d'une compétition reposant sur des jeux dits " violents ", qui constituent pourtant une part importante des compétitions.

Ainsi, alors que ces jeux sont pour le moment autorisés, cette nouvelle loi pourrait venir limiter le nombre de jeux servant de support à la compétition. Il conviendra donc d'être extrêmement vigilant quant à la rédaction du texte final afin de pas empêcher que des jeux pouvant paraître violents pour certains types de spectateurs ne soient plus autorisés, surtout dans le contexte actuel.

En outre, les conditions liées à la moralité, le statut juridique ou les garanties financières de l'organisateur de la compétition doivent être clarifiées. A cet égard, le gouvernement ne manquera pas de mettre en place un nouveau système d'autorisation administrative préalable des organisateurs, qui pourrait avoir pour effet de décourager un grand nombre de porteurs de projets…

2. L'autorisation parentale pour les mineurs

Le paragraphe relatif à l'autorisation des mineurs ne présage rien de bon : " Le jeu vidéo excessif sur Internet fait l'objet d'une classification par l'association américaine de psychiatrie, dans la troisième section de la 5ème édition de son manuel de diagnostic et de statistique des troubles psychiatriques ".

Afin de " protéger " les mineurs, une autorisation parentale, sur la base de la classification PEGI, serait nécessaire en fonction du jeu utilisé, afn que le joueur mineur puisse participer au tournoi.

Alors qu'il semble difficile d'imaginer une autorisation parentale écrite autorisant l'enfant mineur à participer à une compétition de football (par exemple), la participation à une compétition de jeux vidéo deviendrait obligatoire...

En outre, la présence d'un mineur en tant que simple spectateur serait elle aussi soumise à autorisation parentale...

Au-delà de ces considérations, la mise en place de telles autorisations paraît difficile à mettre en place de manière pratique (contrôle des cartes d'identité à l'entrée, vérification de l'autorisation parentale, responsabilité des organisateurs en cas de défaut de contrôle, l'autorisation d'un seul des parents est-elle valable ?, etc.)

3. La création d'une commission de régulation spécialisée

Le rapport énonce que " l'apparition spontanée d'une fédération représentative est […] peu probable ".

De cette façon, les auteurs préconisent de confier la régulation du secteur à une " commission spécialisée au sein du comité national olympique du sport français ".

Alors que l'eSport n'est pas reconnu comme un véritable sport par les rédacteurs, ils envisagent tout de même d'en confier la régulation à un organisme purement sportif et même "Olympique", dont les considérations sont pourtant bien éloignées de l'eSport.

Il semble alors indispensable qu'une fédération ad hoc soit rapidement créée directement par les acteurs du secteur, afin de représenter en premier lieu les joueurs et les organisateurs, et surtout afin d'éviter la mise en place par l'Etat d'une commission trop éloignée de la réalité des compétitions. Cette organisation professionnelle indépendante aurait alors une délégation de service publique afin d'autoriser l'organisation des compétitions, en toute transparence.

4. Une clarification de la fiscalité applicable

La fiscalité applicable aux joueurs est simple, tous les revenus doivent en principe être déclarés. Comme pour toute activité, une tolérance administrative existe cependant lorsque les gains reçus ne résultent pas d'une activité habituelle.

Une clarification du régime actuel permettant une information des joueurs devrait cependant être mise en place.

En outre, le rapport propose un alignement de la fiscalité des droits d'entrée aux compétitions eSport sur le régime applicable aux spectacles (taux de TVA de 5,5%).

Enfin, le rapport recommande justement de préciser le régime applicable aux dons que pourraient recevoir les organisateurs de compétition, ceci dans le cadre d'une refonte du régime applicable aux dons reçus par des entreprises.

Ces demandes de clarifications au niveau fiscal nous paraissent bienvenues.

Le rapport contient un certain nombre d'évolutions nécessaires, mais pose aussi beaucoup de questions, notamment quant à l'encadrement du type de jeux pouvant être joués en compétition.

A cet égard, il est surprenant qu'aucun juriste n'ait été consulté dans le cadre de la rédaction de ce rapport.


Auteur : Fabien DREY, Avocat

Publié le 12 avril 2016 par Emmanuel Forsans
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