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Parlons d'innovation avec … Raul Carbo Perea, de In Efecto

Interview du 5 septembre 2018 réalisée par rOmain Thouy à Montpellier


6ème article d'une série d'interviews réalisés sur la gestion de l'innovation dans le domaine des industries créatives (jeux vidéo, films d'animation) de notre région (ndlr : l'Occitanie).

Raul Carbo PereaRaul Carbo Perea est producteur et CEO d'In Efecto, studio d'animation 3D. Formation : Diplôme d'ingénieur en mécanique (de l'Institut Français de Mécanique Avancée (IFMA, Clermont-Ferrand) et les beaux-arts en cours du soir.

  • son 1er projet : Premier Automne
  • son 1er gros succès : Le passage du Bibendum Michelin de la 2D à la 3D
  • son dernier gros succès : Le trailer de la série Vlad et Louise (en développement avec Disney Europe)

Et il y a aussi :

"Quand j'ai commencé à travailler en tant qu'ingénieur, à Oxford, sur de la simulation de crash tests en 3D, cela ne me plaisait pas, je n'étais pas aussi heureux que les autres ingénieurs autour de moi. Je suis donc venu sur Montpellier pour suivre une formation en animation 3D à l'ESMA. Avec cette formation, j'ai surtout appris la chaîne de travail des processus d'animation et de production. A la suite de cette formation, j'ai décidé de créer mon studio à Saint Gély au nord de Montpellier, avec l'idée de créer un studio en dehors de Paris. C'était il y a 13 ans.
Je suis donc devenu graphiste, au début du studio, puis au fur à mesure que le studio évoluait, grandissait, j'ai occupé tous les postes nécessaires à sa croissance : commercial avec les clients, directeur technique, directeur artistique. A chaque fois qu'on avait de nouveaux besoins, j'occupais le nouveau poste, et quand je ne pouvais plus l'assurer, et bien j'embauchais quelqu'un pour le faire à ma place. Aujourd'hui, avec mon associé Tim Martin [Directeur associé et producteur], nous partageons la responsabilité artistique des projets : j'ai un côté plutôt technique/innovation et Tim est plutôt axé direction du studio (dont RH, finance, gestion). Par contre, nous partageons la création de tout ce que nous faisons.
"

Bonjour Raul, tout d'abord, comment définis-tu l'innovation dans ton domaine ?

Bonjour rOmain.
Je pense que nous sommes arrivés à une période charnière dans le domaine de l'animation 3D, car les outils à notre disposition aujourd'hui nous permettent vraiment de faire tout ce que l'on veut. Jusqu'ici, nous avons toujours été asservi par les outils, en grande partie pour des raisons de limitations techniques. Il n'y a pratiquement plus de limite maintenant. Donc pour moi, l'innovation dans ce domaine, c'est de maîtriser ces outils-là pour en faire quelque chose de différent de ce que nous en avons fait jusqu'à présent.

Ce serait comme mélanger des peintures de façon différentes, ou comme se servir de spatules alors qu'on a toujours utilisé des pinceaux.
Il y a donc un axe technique qui consiste à assembler les outils à notre disposition de façons différentes, c'est-à-dire à remettre en cause les façons de travailler que nous avons eu jusqu'à maintenant. En fait, l'animation 3D est une industrie super jeune, et j'ai l'impression que jamais personne ne s'est demandé "mais pourquoi est-ce que l'on fait comme ça ?". Et la réponse, c'est que nous faisons comme ça, "parce qu'on a toujours fait comme ça !" Aujourd'hui, ce n'est plus vrai, car nous pouvons changer les processus de fabrication. Le second axe d'innovation que nous recherchons, c'est sur le contenu narratif et la façon dont le public regarde la télévision et les films aujourd'hui. L'innovation doit aussi apporter du changement sur ces contenus (contenus immersifs, par exemple).
J'aime bien faire table rase et repartir de zéro, mais c'est plus facile de repartir de notre façon de procéder et de voir comment l'améliorer, la changer. Pour notre studio, le fait de travailler pour la publicité nous a beaucoup apporté sur cet aspect. Il y a une commande précise au départ, et souvent un petit budget associé. Il faut jongler, trouver des idées pour répondre le mieux possible au besoin tout en restant dans le budget. Par exemple, si tu as une explosion dans le scénario, nous ne sommes peut-être pas obligé de la montrer : ce sera peut-être plus efficace de la suggérer, de la mettre hors champ, de simplement l'entendre. Le fait que le spectateur ne la voit pas mais l'entende sera peut-être même plus efficace, car c'est le spectateur qui va se faire son film.
Autre exemple : aujourd'hui, quand tu veux faire un décor très complexe et hyper réaliste, quel avantage as-tu de le faire en 3D plutôt que d'aller prendre une photo dans la rue ? Si nous voulons faire des décors de plus en plus réalistes, avec des ombres et des lumières réalistes, et bien nous les avons dans la vraie vie. Donc en ce moment, nous mettons au point un pipeline 360, avec une caméra à 360° qui te permet de capturer la lumière d'un décor réel. Nous utilisons ensuite cette lumière pour éclairer la scène 3D fabriquée. Pour faire simple, nous utilisons des décors naturels réels pour éviter de les refaire et nous ajoutons des personnages 3D fabriqués à l'intérieur de la scène, que nous pouvons éclairer de manière très rapide et réaliste puisque nous utilisons la lumière naturelle captée avec la caméra 360° dans le décor réel. Dans mon exemple, nous utilisons des caméras 360° dans le pipeline alors qu'elles sont habituellement utilisées pour autre chose. A l'arrivée, nous obtenons un décor très réaliste, un pipeline plus court (donc moins cher), et, au final, une image qui est très différenciante de ce qui se fait d'habitude.

Comment est portée cette innovation dans le studio ?

C'est plutôt moi qui injecte l'innovation dans les projets. Ce qui m'intéresse dans un projet, c'est son côté innovant. Si c'est pour refaire ce que tout le monde fait déjà, c'est beaucoup moins intéressant.
Je dirais bien qu'une bonne moitié de mon temps est consacrée à porter cette innovation, sur les 2 axes dont j'ai parlé, c'est-à-dire technique et éditorial. Et c'est vital pour moi d'avoir ce temps-là.

Pourquoi est-ce si important d'innover ?

Notre innovation est un moteur pour avoir des clients, donc pour faire fonctionner le studio ! En rendez-vous commercial, c'est important de proposer des choses que les prospects n'ont pas vu pour leur donner envie de travailler avec nous.
Les séries que nous sommes en train de proposer ont quelque chose de différent dans la narration et dans la façon de les fabriquer. Quand nous les montrons, c'est important pour nous que les gens nous répondent que c'est quelque chose qu'ils n'ont jamais vu auparavant !

Comment fais-tu pour innover ?

Tous les mercredi après-midi, Tim (mon associé) et moi prenons un temps en dehors du bureau. Volontairement, nous nous déconnectons du bureau. Nous faisons cela depuis 3 ou 4 ans. C'est le moment de la semaine qui est totalement dédié à la création et l'innovation. Nous nous retrouvons à la plage, ou dans l'arrière-pays pour une randonnée, ou nous nous posons dans un bar à Montpellier, c'est très variable. Le but, c'est de se couper de l'environnement de travail habituel, et de se retrouver dans un nouvel environnement pour avoir d'autres sensations, stimulations, influences. Une discussion en montant le Pic Saint-Loup n'a pas la même dynamique que si tu es assis dans ton bureau !
Pendant ce moment-là, nous faisons un brainstorming : Tim a un carnet dans lequel il prend des notes, et moi, j'ai mon téléphone, si besoin. Une idée qui tient jusqu'au mercredi suivant sera une bonne idée ! Par contre, nous évitons de rediscuter des idées que nous avons eu le mercredi pendant le reste de la semaine, au studio. Lui ou moi, nous avons besoin de mouliner chacun de notre côté, chacun dans notre domaine, finalement, avant d'en reparler. Ensuite, si l'idée tient la distance, nous réunissons 4 à 5 personnes de l'équipe, un jeudi matin, et nous crash-testons l'idée. Nous leur soumettons sous forme de pitch rapide, d'à peu près 5 minutes, et nous étudions la réaction sur le vif des collègues. Et nous en discutons pendant ½ h à 1 h. Par exemple, nous pouvons pitcher le concept d'une nouvelle histoire, d'une nouvelle série. Pour cela, nous utilisons beaucoup de moodboard (collage d'images, de couleurs, de typographies, de motifs, de textures) comme support : nous créons tout simplement des powerpoint avec des mosaïques d'images, pour illustrer l'idée et pour la présenter. Les images sont récupérées d'internet et servent à illustrer ce que l'on veut représenter à la place des mots. C'est important d'utiliser des images plutôt que des phrases ou des mots. Par exemple, si nous voulons caractériser un personnage fou, nous choisirons des photos de Jim Carrey, Jack Nicholson : en voyant cette mosaïque, chacun va se projeter de façon différente, et va se dire qu'il voit facilement la personnalité que nous voulons caractériser par ces images. Les moodboard marchent pour exprimer une idée, des personnages, un décor. C'est une technique que nous avons apprise de la publicité. Si tu montres à des gens une vingtaine d'images et que chaque personne s'en approprie au moins 5 ou 6 parmi les 20, tu auras réussi à capter beaucoup de personnes, aux profils différents, qui vont chacun se projeter d'une façon différente, qui sont déjà en train d'imaginer le truc.

Autre exemple : si tu dis, avec des mots, "une grande ville", ce n'est pas pareil que si tu montres des photos de New York, de Clermont-Ferrand ou de Pékin. Tu poses les bases de ce que tu veux montrer, c'est comme ça que fonctionnent les pitchs de publicité, les présentations dans les festivals : le public se projette ou pas, et toi, tu vois si ça marche ou pas immédiatement ! On obtient un feedback direct en observant les gens pendant le pitch. Si nous n'avons pas de réaction immédiate, c'est que ça ne marche pas. En général, nous cherchons les images avec Tim les mercredi après-midi quand nous faisons nos brainstorming. Après il reste juste à faire un peu de mise en forme sous powerpoint pour le présenter le jeudi qui suit.

Allez, Raul, tu peux m'en dire un peu plus ?

Nous faisons aussi beaucoup de prototypes. Nous faisons aussi bien un prototype pour un nouveau concept d'histoire que pour tester une nouvelle technologie ou technique. Nous faisons des trailers (terme anglo-saxon dans le domaine du cinéma ou du jeu vidéo, définissant la bande-annonce d'un film ou d'un produit vidéo ludique destinée à présenter sous un angle attractif le produit à paraître). La partie technologique du trailer sera confrontée en interne, puisqu'elle nous permet de valider nos choix et leur faisabilité. Par exemple, dernièrement, nous avons développé une série pour Disney Europe, et nous avons fait un trailer en utilisant une caméra 360 dans un pipeline spécifiquement adapté : ce trailer nous a servi à valider cette technique en interne.

Pour la partie contenu du trailer, cela nous sert à démarcher des partenaires, à vendre le projet à des chaînes TV, ou à trouver des co-producteurs. Le trailer est donc aussi un outil commercial. Et il peut arriver que ce soit un client ou une agence qui finance un trailer que nous réalisons.

Comme je l'ai dit au début, aujourd'hui, ce qui m'intéresse particulièrement comme axe d'innovation, c'est de réinventer notre chaîne de production, c'est à dire le pipeline. C'est ce que je disais tout à l'heure à propos de l'usage des caméras 360, qui apportent énormément, et qui ne sont encore que très peu intégrées aux processus de fabrication. J'avais vu une conférence fascinante de Daniel Martinez Lara sur ce sujet. Il y a une phase, dans l'animation 3D, qui est le rigging [le squelettage ou rigging est un procédé en synthèse d'images 3D qui dote un objet à animer d'un squelette profond et mobile qui déformera sa maille (mesh) de surface]. Daniel expliquait que la VR permettait de dessiner des personnages directement en 3D, et donc en dessinant plusieurs poses de créer des animations 3D sans rig. C'est quelque chose qui remet totalement en cause la façon qu'on a eu d'animer en 3D jusqu'à maintenant, puisque les animateurs 2D, grâce à des outils immersifs VR, vont pouvoir animer directement en 3D, avec les "anciennes" techniques de la 2D. Par conséquent, tu vas changer le business model de ta série, en apportant une qualité différente, un visuel différent, et en baissant les coûts si tu n'as pas besoin de rigging. Quand on fait une image de personnage en 3D dans des décors réels ou des décors maquettes, par exemple, ce ne sont pas des choses courantes que tu vois à la TV en ce moment, parce que les producteurs pensent que c'est réservé à des films indépendants ou d'auteurs, alors que ça peut donner des résultats de très bonne qualité. Et pour les publics jeunes, ce n'est pas parce que tu fais de la série qu'il faut obligatoirement faire de la mauvaise qualité, au contraire, il faut leur faire de supers beaux trucs, et si en plus tu as une belle narration, alors tu as tout gagné !

Donc pour moi, l'innovation ce sera d'assembler les pièces différemment de ce qui se fait aujourd'hui ! Et pour cela, il ne faut pas hésiter à remettre en cause le pipeline et la façon dont on travaille.

Comment stimulez-vous l'innovation chez In Efecto ?

Pas vraiment d'action particulière pour stimuler l'innovation dans l'équipe, à part les échanges ouverts et réguliers que nous avons. Tim et moi donnons les impulsions, et ensuite, les graphistes ou les collègues de la production vont se greffer dessus pour apporter des solutions.

Nous participons tous les ans à des festivals. En Espagne, il y en a un qui s'appelle Mundos Digitales (Coruña, Espagne). C'est super intéressant, car il est fréquenté par les plus gros studios du monde (Pixar, DreamWorks et de gros studios londoniens), et nous passons une semaine ensemble où nous pouvons vraiment échanger. Je me rappelle qu'une conférencière qui travaillait sur les compositions chez MPC (studio Moving Picture qui travaille sur la plupart des gros blockbusters) avait dit ceci : "quand on vient nous demander quelque chose, c'est toujours quelque chose qu'on ne sait pas faire. Si c'est une explosion, on ne sait pas ; un monstre de feu, on ne sait pas faire de feu ; mais on va le faire, parce que c'est ça qui est excitant !". J'ai la même excitation, c'est là que va se trouver l'innovation. Il y a d'autres festivals où nous allons, comme Les rencontres animation formation d'Angoulême, le festival International du film d'animation d'Annecy, le MIPCOM à Cannes. Beaucoup d'événements comme ceux-là qui sont ultra-inspirants. Ce sont des moments où les gens viennent en mode plus décontracté, pour partager et parler. Ils sont donc dans une disposition idéale pour échanger. Et en discutant, tu te rends compte que les problèmes que tu rencontres chez In Efecto (comme une machine qui a grillé) sont les mêmes chez MPC Londres (sauf que eux, c'est 30 machines qui ont grillé) !
Tous les ans, nous allons aussi une semaine au festival du court métrage de Clermont-Ferrand. C'est un moment ultra-inspirant pour nous ! S'il n'y avait pas ça, nous serions des plantes crevées par manque d'eau ! Nous utilisons aussi beaucoup les réseaux sociaux, c'est une veille quotidienne. Et j'échange beaucoup avec d'autres professionnels, au travers de nos collaborations, notamment en Espagne.

Un petit scoop, sur le futur proche ?

Nous développons actuellement de nouvelles séries, que ce soit nos propres IPs ou notamment un épisode pilote pour Cartoon Network, en poussant toujours l'aspect hybride de l'image, en mélangeant décors maquettes et personnages en 3D. Nous nous concentrons également sur l'aspect collaboratif entre studios en développant des outils de travail permettant de découper le pipeline et de distribuer le travail avec l'Espagne, l'Angleterre, et même actuellement le Pérou. Sur chaque nouveau projet on essaie de pousser les outils un peu plus loin et de les perfectionner, et vue l'évolution récente des caméras 3D et des technologies dérivées, ça promet de beaucoup changer nos façons de faire !

Merci Raul, d'avoir partagé ta vision sur l'innovation. Très bonne continuation !

rOmain ThouyrOmain
rOmain.thouygmail.com

Publié le 12 octobre 2018 par Emmanuel Forsans
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