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E-sport : Quels sont les enjeux en matière de propriété intellectuelle ?

Par Clément Monnet, Avocat, Counsel - Coordinateur du groupe "Sport" du Cabinet Dentons Europe et Julie Duperray, Juriste


Clément Monnet, Avocat, Counsel - Coordinateur du groupe "Sport" du Cabinet Dentons EuropePhénomène de mode réservé aux "millenials" ou future discipline olympique ? Le e-sport intrigue, fait parler de lui et se développe de manière fulgurante. Les compétitions de jeux électroniques (ou "e-sport") de plus en plus nombreuses, ont aujourd'hui un gigantesque impact économique.

En mai 2016, 250 millions de joueurs amateurs et professionnels participaient en ligne à des tournois de jeux vidéo, dont 850 000 français[1]. Face à un tel engouement, les équipes se professionnalisent, et les plus célèbres clubs sportifs créent même leurs équipes, à l'image du club de football du Paris Saint Germain, qui a créé en octobre 2016 sa section "eSports", rassemblant des joueurs internationaux des jeux FIFA et League of Legends. Le plus grand tournoi de e-sport, le Worlds Championship 2016 de League of Legends, a attiré 43 millions[2] de spectateurs en octobre 2016. En France, le marché du e-sport est estimé à 22,4 millions de chiffre d'affaires, et devrait atteindre 24,7 millions de dollars en 2018[3].

Cette nouvelle activité soulève de nombreuses questions, notamment concernant la qualification juridique du "e-sport". Tout d'abord, les compétitions de jeux vidéo ne sont pas - à ce jour - considérées comme un "sport" à part entière, faute d'activité physique des joueurs, et ne relèvent donc pas du Code du Sport. Les jeux en ligne posent également certaines questions en matière de santé publique, notamment concernant l'interdiction des loteries et jeux d'argent. Enfin, ces régulations doivent s'adapter à des joueurs particulièrement jeunes (20 % des joueurs auraient entre 13 et 17 ans[4]), et de différentes nationalités.

La Loi pour une République Numérique ("LRN") du 7 octobre 2016 est venue apporter certaines réponses, notamment en matière fiscale et en droit du travail. Elle s'appuie sur une définition contenue dans le Code Général des Impôts, décrivant le jeu vidéo comme "tout logiciel de loisir mis à la disposition du public sur un support physique ou en ligne intégrant des éléments de création artistique et technologique, proposant à un ou plusieurs utilisateurs une série d'interactions s'appuyant sur une trame scénarisée ou des situations simulées[5]". Les articles 95 à 102 de la LRN légalisent les compétitions de jeux vidéo organisées en présence physique des participants et dotent les joueurs d'un statut social, en créant un CDD spécifique, calqué sur celui des sportifs professionnels.

Mais qu'en est-il de la propriété intellectuelle ? Les jeux vidéo, autrefois considérés comme de simples "logiciels", sont désormais des œuvres d'art à part entière, recouvrant des créations variées, telles que les images, graphismes, scenario, musiques et effets sonores. Ils sont le fruit du travail collectif de plusieurs auteurs, et constituent ainsi une "œuvre de collaboration" au sens de l'article L.113-2 du Code de la Propriété Intellectuelle. En pratique, néanmoins, l'ensemble des droits de propriété intellectuelle est systématiquement cédé à l'éditeur du jeu vidéo, qui est ainsi en mesure de promouvoir le jeu et d'exploiter son écosystème, à la manière d'un producteur de cinéma exploitant un film.

Comment les éditeurs de jeux vidéo s'appuient-ils sur le droit de la propriété intellectuelle pour organiser, promouvoir et développer le e-sport ? Quels sont les enjeux juridiques du e-sport en matière de propriété intellectuelle ? Ces questions portent principalement sur l'organisation des compétitions de sport électronique, et sur leur diffusion.

I- L'organisation des tournois de e-sport : le pré carré de l'éditeur

La LRN autorise désormais l'organisation de compétitions "confrontant, à partir d'un jeu vidéo, au moins deux joueurs ou équipes de joueurs pour un score ou une victoire[6]". Cependant, toute personne souhaitant organiser une telle compétition doit systématiquement demander l'autorisation à l'éditeur du jeu.

En effet, un utilisateur de jeux vidéo ne possède aucun droit sur le jeu en lui-même. Lors de "l'achat" d'un jeu, le joueur se doit d'en accepter les conditions d'utilisation et obtient en réalité une licence, c'est-à-dire une autorisation temporaire d'utiliser le jeu. Cette licence est régie par le "Contrat de Licence Utilisateur Final", ou "CLUF", librement déterminé par l'éditeur.

Ce contrat d'adhésion contient généralement une clause de propriété intellectuelle élaborée, précisant que l'éditeur conserve l'ensemble des droits sur le jeu, notamment pour toute utilisation commerciale. A titre d'exemple, la "CLUF" de Riot Games (League of Legends) réserve à l'éditeur "l'intégralité des droits de propriété intellectuelle afférents aux Services Riot, en ce compris toutes les données et contenus qu'ils intègrent, et notamment les comptes d'utilisateur, codes informatiques, titres, objets, artefacts, personnages, noms de personnage, journaux, enregistrements et diffusions du Jeu, lieux, noms de lieu, histoires, dialogues, expressions, œuvres artistiques, graphismes, conceptions de structures ou de paysages, animations, sons, compositions musicales et enregistrements, Points Riot […], Points d'Influence […], Objets Hextech […], Objet Virtuel […], effet audiovisuel, apparence des personnages, méthodes d'exploitation et manière de jouer (ensembles, les" Contenus du Jeu ") […], marques déposées, marques de service, dénominations commerciales, logos, noms de domaine, slogans ou marques de commerce […][7]".

L'éditeur de jeu Blizzard (World of Warcraft) précise même expressément dans ses conditions d'utilisation : "Vous n'utiliserez [pas] le Service pour participer à des" évènements sportifs en ligne "(" eSport ") ou des compétitions de groupe sponsorisées, promues ou organisées par une quelconque organisation commerciale ou à but non lucratif, sans le consentement préalable écrit de Blizzard[8]"

L'organisation des compétitions d'e-sport nécessite donc l'octroi de licences, où chaque utilisation d'une création liée au jeu doit être validée par l'éditeur.

De plus, les règles du tournoi sont aussi aux mains de l'éditeur du jeu, qui choisit librement, avec les organisateurs de la compétition, les conditions des affrontements et les règles à respecter. Les joueurs de e-sport sont également soumis aux règles contenues dans chaque "CLUF" telles que l'interdiction des codes de triches, d'exploitation d'un bug, etc., mais aussi le respect de clauses de bonnes conduites et de fair-play. Ainsi, l'éditeur Electronic Arts (FIFA) précise, entre autres, dans ses conditions d'utilisation qu'il est interdit d'"Harceler, menacer, persécuter, mettre dans l'embarras, arroser de spams ou faire quoi que ce soit d'inconvenant envers un autre joueur, comme envoyer constamment des messages indésirables, lancer des attaques personnelles ou faire des déclarations sur son origine ethnique, son orientation sexuelle, sa religion, sa culture, etc. Les propos haineux ne sont pas tolérés[9]".

Enfin, l'éditeur se réserve le droit de modifier unilatéralement les conditions d'utilisation au cours de l'exploitation du jeu. Il fixe également les sanctions en cas d'irrespect de ces règles, et peut donc prévoir de suspendre, d'annuler ou de supprimer le compte d'un joueur récalcitrant.

En l'absence de dispositions législatives spécifiques, l'éditeur a donc en main l'ensemble des règles relatives à l'organisation des compétitions de sport électronique. Cependant, l'immense succès du e-sport pose aussi des questions concernant la diffusion des compétitions, notamment en ligne.

II- La diffusion du e-sport : la difficile attribution des droits d'exploitation

Les compétitions de sport électronique se démocratisent, et touchent des audiences de plus en plus larges. Le média "traditionnel" de l'e-sport reste internet, où les compétitions de professionnels ou d'amateurs sont retransmises, en direct et en différé, sur des plateformes spécialisées (Twitch) ou plus grand public (YouTube). Mais la télévision s'empare également du marché. Des émissions consacrées à l'e-sport sont diffusées sur les chaines sportives beIN, L'Equipe 21 ou Canal +, et d'anciens joueurs professionnels deviennent présentateurs de ces programmes.

Les éditeurs gardent également la main sur les diffusions des compétitions, et cherchent même parfois à détenir leurs propres plateformes. Ainsi, il semble que toute diffusion d'un jeu en ligne est susceptible de constituer une "communication de l'œuvre au public" au sens de l'article L.122-2 du Code de la Propriété Intellectuelle, et doit donc être soumise à autorisation de la part de l'éditeur.

Les droits de diffusion des tournois de grande ampleur, réalisés en présence des joueurs, devraient donc ainsi appartenir à l'éditeur du jeu. Cependant, la question reste complexe et semble être à l'intersection de plusieurs droits de propriété intellectuelle. Me Antoine Chéron, avocat à la cour, envisageait lors d'une commission ouverte du Barreau de Paris consacrée au e-sport, un rattachement au régime de représentation des œuvres issues d'un spectacle vivant et aux droits des producteurs de vidéogrammes[10]. Dans ce cas, les droits de diffusion d'une compétition de e-sport pourraient appartenir à l'organisateur de l'évènement, qui "a pris l'initiative ou la responsabilité de la première fixation d'une séquence d'image[11]" du jeu filmé.

La qualification du e-sport en tant que sport à part entière pourrait trancher cette question. En effet, l'article L.333-1 du Code du Sport semble particulièrement adapté aux compétitions de jeux vidéo, qui ressemblent fortement à des évènements sportifs. Celui-ci dispose en effet que "Les fédérations sportives, ainsi que les organisateurs de manifestations sportives […] sont propriétaires du droit d'exploitation des manifestations ou compétitions sportives qu'ils organisent".

Or, faute d'être considéré comme une discipline sportive, le e-sport ne relève pas du Code du Sport et ne possède donc pas de fédération. "France eSports", association loi 1901, milite pour cette reconnaissance, qui permettrait de régler certains problèmes liés au statut des joueurs (transfert entre équipes, rôle des agents, etc.), à l'organisation des paris en ligne, et clarifierait la question des droits d'exploitation des compétitions.

Le cadre juridique du e-sport est donc encore loin d'être définitivement fixé. De plus, l'évolution permanente des jeux vidéo et des compétitions associées ne manqueront pas de poser de nouvelles questions juridiques, y compris en matière de propriété intellectuelle. A ce titre, les créations réalisées par les joueurs ("Users Generated Content") soulèvent déjà de nouveaux défis, notamment dans les jeux offrant une grande liberté de création, à l'instar des univers persistants. L'attribution des droits de propriété intellectuelle, entre le(s) joueur(s) et l'éditeur du jeu, pourrait ainsi être sujette à discussions.

Par Clément Monnet,
Avocat, Counsel
Coordinateur du groupe "Sport" du Cabinet Dentons Europe

et Julie Duperray
Juriste

www.dentons.com

Notes et références

1. Agence Française pour le Jeu Vidéo, "Etude sur le phénomène eSport : déjà 7,5 millions de fans en France", Edition du 12 janvier 2017 ( http://www.afjv.com/news/7118_etude-sur-l-esport-deja-7-5-millions-de-fans-en-france.htm )

2. "Les worlds de 2016 en chiffres" https://esport.canalplus.fr/actualites/worlds-lol-numbers/

3. Agence Française pour le Jeu Vidéo, "La France dans le top 3 des pays européens générant le plus de chiffre d'affaires sur le marché de l'e-sport", Edition du 6 juin 2017 (http://www.afjv.com/news/7624_etude-sur-le-marche-de-l-esport-revenus-audiences.htm)

4. Agence Française pour le Jeu Vidéo, "Etude sur le phénomène eSport : déjà 7,5 millions de fans en France", Edition du 12 janvier 2017 ( http://www.afjv.com/news/7118_etude-sur-l-esport-deja-7-5-millions-de-fans-en-france.htm )

5. Article 220 II. Terdecies du Code Général des Impots

6. Article L. 321-8 du Code de la Sécurité Intérieure

7. Conditions d'utilisation Riot Games : http://euw.leagueoflegends.com/fr/legal/termsofuse

8. Conditions d'utilisation Blizzard : http://eu.blizzard.com/fr-fr/company/about/termsofuse.html

9. Conditions d'utilisation Electronic Arts : http://tos.ea.com/legalapp/WEBTERMS/US/fr/PC/

10. E-sport et propriété intellectuelle - Compte-rendu de la Commission ouverte de Droit de la propriété intellectuelle du barreau de Paris du 25 janvier 2017, Lexbase Hebdo édition Affaires n° 506

11. Article L.215-1 du Code de la Propriété Intellectuelle

Publié le 12 juillet 2017 par Emmanuel Forsans
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